L'enlèvement en automobile de 1904

La ville d’Eaubonne peut se targuer d’avoir été le théâtre du premier enlèvement amoureux en voiture, du moins dans sa phase finale. Cela se passe en 1904 et se termine au Petit-Château d’Eaubonne. Mais qui sont les protagonistes ?

En 1904, Arthur LANGLOIS, secondé par le génial pédagogue allemand Otto BAETGE, est le directeur de la célèbre « Institution des Enfants Arriérés » dont les activités occupent le Petit-Château et son parc de 10 hectares. (1) Arthur prête sa voiture à un de ses neveux qui s’en sert pour enlever sa belle à la barbe de sa mère et de son frère. Cette façon de procéder est tellement inédite pour l'époque qu'il a fait les grosses titres des journaux parisiens, et jusqu'à la Chaux-de-Fonds dans le Jura suisse, et même à l'étranger !

Marie Joseph Louis LANGLOIS, fils de Marie Alphonse Henri Langlois et de Marie Victoire Lucie Vincent, naît en 1876 dans le 7ème Arrondissement de Paris (2) où son père est employé au contentieux à la Banque de France, (il deviendra plus tard avocat à la cour d'appel de Paris). Par son père, Louis est donc le neveux d'Arthur Langlois d'Eaubonne.

Il perd très jeune ses parents (son père en 1888 et sa mère en 1891), à l'âge donc de 15 ans il est orphelin, et ne doit sa survie qu'à l'aide de ses oncles, notamment Arthur, Directeur de l'Institution des Enfants Arriérés d'Eaubonne, et Marie Victor Numa Langlois, vicaire de la paroisse de l’église Saint-Philippe-du-Roule (et plus tard chanoine honoraire de la cathédrale de Verdun). Il finit par monter une boutique au n° 37 rue Étienne-Marcel à Paris où il gagne sa vie en fabricant et vendant des fleurs artificielles. Il habite en face au numéro 32 un deux-pièces au 6ème étage.

Les familles Langlois et Dufrasne se connaissent déjà. Théodule Dufrasne, originaire de Wasmes en Belgique et qui a fait fortune dans la négoce du charbon, et son épouse Louise Léonie Perrin, habitent 14 villa Herran (entrée par le 8 de la rue de la Pompe) dans le 16ème Arrondissement de Paris, et y élèvent deux enfants : Gabriel, né en 1875 (qui deviendra un sculpteur connu de monuments religieux) et Marie-Blanche Fernande, née en 1882 (3). Marie Blanche et Louis, de quatre ans son aîné, se fréquentent en étant jeunes, mais ce n'est qu'au retour de pensionnat de Marie en 1902 que Louis la voit sous un autre angle, et en tombe éperdument amoureux. D'après les témoignages de l'époque, elle était une « très jolie blonde ». Il la demande en mariage, les bans sont publiés le 24 avril 1904 aux Mairies des 2ème et 16ème Arrondissements, et le mariage fixé pour le 4 mai 1904 puis remis au 26 mai. Elle avait alors 23 ans, lui 28, donc majeurs tous les deux.

Mais Madame Dufrasne mère s'y oppose, et rompt les fiançailles. Les deux amoureux se désespérèrent, et Louis décide d'enlever Marie, avec son consentement, pour contraindre la mère à céder. Le matin du mercredi 27 juillet il se rend avec trois amis et un chauffeur devant la villa René à Bourron-Marlotte (4) (près de Fontainebleau) où la famille Dufrasne passe l'été - les parents et Marie dans la villa « René », et son frère Gabriel dans la villa « Verveines » à proximité. Tous se retrouvent ce mercredi soir chez Gabriel pour dîner, puis rentrent chez eux vers 21h30.

Photo de Louis LANGLOIS en 1907, d'après son tout nouveau permis de "conduire une voiture à pétrole", ce qui veut dire qu'au moment de "l'enlèvement" il n'avait pas de permis!      (Photo collection privée, D.R.)

Langlois Marie Joseph Louis
Peugeot type 42

« une Peugeot Type 42 de 1903 » Musée Malartre, Rochetaillée sur Saône

Cependant, Louis et ses complices, au volant d'une voiture de 25 chevaux, une Peugeot double-phaeton de type 42 fabriquée en 1903, empruntée à son oncle Arthur Langlois, sont à quelque distance de là, s'agitant autour de la voiture en simulant une panne. Mais se font vite remarquer. Il faut se rappeler qu'en 1904 la voiture est encore une exception (il y en avait au mieux 15 000 dans toute la France cette année-là) et que les modèles à 25 CV comme le Peugeot Type 42 double-phaeton, encore plus rares, seules 138 sont vendues en 1903. Aux dires des témoins, la voiture porte la plaque 288 ou 233 H. En réalité la plaque s'avère être le 233 II – ce qui correspond à la 233ème voiture de la deuxième série « I » vendue à Paris depuis 1901 (lettres E/I/G/U/X, la lettre est doublée lorsque le chiffre atteint 999), la 7226ème voiture vendue à Paris depuis 1901 (5).

Avant que la famille Dufrasne arrive à sa porte, Louis court et enlace Marie-Blanche, et l'entraîne vers la voiture. Le chauffeur démarre en trombe, poursuivi par deux cyclistes témoins de la scène, criant « Arrêtez-les » ! L'équipée part vers Choisy-le-Roi en traversant la forêt de Sénart, où ils font une première étape chez un autre oncle de Louis (il s'agit probablement d'Albert Langlois, médecin à Paris), et arrive à deux heures du matin chez l'oncle Arthur à Eaubonne.

Mais Mme Dufrasne à reconnu Louis, et porte plainte, ainsi que son fils Gabriel, au parquet de Fontainebleau pour enlèvement. Les journalistes ayant eu vent de l'affaire (un enlèvement en voiture était alors une chose quasi-inédite) se lancent à la poursuite des amoureux. Un journaliste de « L'Impartial » est le premier à les retrouver à Eaubonne où ils ont été accueillis par un certain « Monsieur Otto », (en fait Otto Baetge, co-directeur avec Arthur Langlois de L'institution d'Eaubonne qui réside alors avec sa femme Thérèse au Château du Bon-Accueil, en face de l'Institution).

L'histoire de « l'enlèvement en automobile », tellement inhabituelle et « moderne », est reprise et racontée par d'autres journalistes, parfois enjolivée avec d'autres détails, mais tous s'accordent sur le fond. (6)

Marie Blanche DUFRASNE






Marie-Blanche DUFRASNE après son mariage (collection privée, D.R.)
un enlèvement en automobile
« Un enlèvement en automobile » gravure de Louis Sabattier parue dans le supplément du 31 décembre 1904 du journal « L'Illustration »


Chez les Baetge, Louis raconte aux journalistes, sans se faire prier, les événements de la veille. Marie-Blanche, de son côté, confirme qu'elle est parfaitement consentante, qu'elle « adore Monsieur Langlois et [s]on plus cher désir est de l’épouser. [Elle a] écrit ce matin à [s]a mère, [elle lui a] donné [s]on adresse... » le couple compte se marier « dans les quinze jours », elle assure être très bien accueillie, et que «[s]a réputation n'est pas en danger ». Mais Mme Dufrasne fait la difficile, obligeant sa fille à l'assigner en référé un mois après, défendue par Me Marmottant, pour récupérer ses vêtements et ses bijoux. Le juge se déclare incompétent.

Mme Dufrasne, veuve de Théodule depuis 1889, continue à s'opposer au mariage, bien que Marie Blanche ait 23 ans. Elle forme « opposition au présent mariage par exploit », signifié le 5 septembre 1904, mais par jugement du Tribunal Civil de la Seine en date du 19 novembre 1904 il a été prononcé main-levé de cette opposition.

Finalement, le couple se marie 8 mois et demi plus tard, le 11 mars 1905, à la Mairie du 2ème Arrondissement. La mère de Marie-Blanche n'est pas venue au mariage, pas plus que son frère Gabriel. Par contre, la famille Langlois, comme à son habitude, s'y rend en tribu. Sont témoins au mariage : Arthur Langlois, son épouse Hélène, son frère Albert...et l’incontournable Otto Baetge. (7)

Ce couple a eu une fille, Marie Louise Gabrielle, qui naît le 27 décembre 1906 à Fleury sur Orne où Louis exerce le métier de commissionnaire en fleurs. 22 ans après, elle épouse à Puteaux René Eugène Chartier, de cinq ans son aîné.

C’est ce même René Chartier, qui vient témoigner au décès de Marie Blanche Dufrasne à Puteaux le 8 mai 1934 (8)

- Paul MORSE, 2014, 2016, janvier 2018

Notes

  1. Pour une histoire complète de ce bâtiment et les personnes qui l’ont occupé, voir « Le Petit-Château d’Eaubonne de Ledoux et de son parc » de Paul Morse publié par le Cercle Historique d’Eaubonne en 2016.
  2. naissances Paris 7ème en 1876, V4E 3301, n° 415, vue 13. Au domicile de ses parents (et grands-parents) 55 rue du Bac, 75007 Paris.
  3. naissances 19ème Arrondissement en 1881, V4E 5189, N° 1109, vue 27. Ses parents habitent alors au 54 quai de la Loire, 75019 Paris
  4. 20 rue Murger à Bourron-Marlotte
  5. Voire l'article paru dans le Bulletin de l'Association des Amis de Bourron Marlotte qui publie, sous la plume de Livio Zanone, une version augmentée de cette histoire dans son numéro 57 de décembre 2015 et qui apporte cette précision.
  6. voir notamment « Le Petit Parisien » des 29 et 30 juillet 1904, et « Le Temps » du 30 juillet 1904. La « Lancashire Evening Post » parla de « the indignant mother and the trousseau » le 29 août, et l'Edinbugh Evening News publia « Strange Sequel to a Motor Elopement » le 9 septembre 1904.
  7. copie conforme de l'acte du mariage : 1905 n° 136, Ville de Paris, Mairie 2ème Arrondissement, Service État Civil.
  8. AD Hauts-de-Seine, copie conforme de l'acte de décès 1934 . A cette date elle habitait 7 impasse du Havre, aujourd'hui disparue.