L'Eaubonnaise qui dansait nue sur scène...

Germaine AYMOS et Georges NORMANDY

Lorsque la jeune Germaine Aymos quitte le domicile familiale parisien en 1907 pour commencer, à l’âge de 21 ans, une carrière de danseuse de music-hall, savait-elle que, dans quelques années seulement, elle serait tour à tour traînée devant le Tribunal pour outrage aux mœurs, décorée de la médaille d’honneur de la Tunisie, l’objet d’un livre en sa défense écrit par un journaliste qui deviendra son mari, pour enfin devenir poétesse et finir sa courte vie à Eaubonne?

Le jugement du Tribunal servira pour établir la frontière juridique entre esthétisme et pornographie, le scandale le fera connaître bien au-delà de la scène parisienne, mais sa « retraite » à Eaubonne en 1924 et l’impression de son livre de poèmes n’auront pas le même impact. Elle décédera dans notre ville le 11 novembre 1930, à l’âge de 44 ans.

 Celle que la presse de l’époque traitait de « danseuse grecque » était en réalité la fille d’un de Dauphinois venu s’établir à Paris en 1880 et d’une femme de la banlieue ouest. Venant de Vizille près de Grenoble, son père Étienne s’est fait embaucher au Paris-Mutuel. Du côté de sa mère, Olympe Marie Viard, sa famille était très enracinée dans la Haute-Marne. Après leur mariage en 1880, ils s’installent dans le 17ème Arrondissement, où ils restent dans le même quartier jusqu’au décès du père en 1911.(1)

Germaine est le deuxième des trois enfants du couple, après son frère aîné Édouard Étienne et avant la benjamine Clarisse Thérèse. Au moment de sa naissance, les Aymos sont encore rue des Batignolles. D’après les photos que nous avons d’elle, elle était très belle, et ne devait pas passer inaperçue sur scène.

Germaine Aymos

 D’autant plus que Germaine dansait nue aux « Folies-Pigalle » (11 place Pigalle, Paris 9ème, toujours en activité à nos jours, et guère plus dénudé qu’en 1907…). Son numéro consistait en une suite de « tableaux » où elle évoluait nue derrière une légère voile transparente. Les critiques de l’époque étaient tantôt élogieux, tantôt scandalisés. « En 1907...elle était moulée dans la blancheur d’une robe de satin, et son visage attirant rêvait… Je n’imaginais pas alors que cette nouvelle artiste chorégraphique fut capable de produire une impression plus forte que celle ressentie devant ce magique pastel...[aujourd’hui] elle vient de consentir à paraître à la Folie Pigalle, dans la pantomime que M. Parcelier a inscrit dans son nouveau programme...le succès fut prodigieux...A la générale, le public fit relever quatre fois le rideau... » écrit avec enthousiasme dans La Critique Indépendante(2) un jeune journaliste et écrivain dont le nom de plume était George Normandy. Nous le retrouverons plus tard dans notre récit.


René Boulenger

 Cinq mois plus tard, le Matin(3) nous relate les suites judiciaires devant la neuvième chambre correctionnelle : « Le fait de produire sur scène des jeunes femmes somptueusement dévêtues constitue-t-il, oui ou non, un outrage public à la pudeur ? » Outre Parcelier et Germaine Aymos, figurent parmi les prévenus quatre autres danseuses et deux autres directeurs de théâtres parisiens.

A l’origine de la plainte, une action de la “Ligue contre la licence des rues”, fondé par le Senateur René Bérenger (ce qui lui valut le surnom de « père la pudeur »), 1830 – 1915, auteur de plusieurs projets de loi portant sur la réglementation de la prostitution, notamment celle des mineures. Il se prononce pour l'abolition de la réglementation de la prostitution, considérée comme un facteur d'acceptation d'une pratique qu'il décrit comme « le fléau des foyers ».

Voici ce que dit, pour sa défense, Mlle. Germaine Aymos, « une grecque [sic] de vingt-et-un ans, à physionomie fine et spirituelle : je n’était pas nue – dit-elle – j’avais des voiles et j’étais derrière une toile métallique... »

Les attendus du tribunal sont intéressants. Les juges de la 9èmème chambre soulignent que « les parties sexuelles [de la danseuse] étaient dissimulées par un morceau de taffetas de soie rose » et que « M. le commissaire de police mentionne, selon les termes mêmes de son rapport, qu’il a pu observer que la demoiselle Aymos était « rasée aux aisselles et au pubis». Pour les juges « cette précaution (…) loin de prêter à la nudité un élément obscène, était de nature, au contraire, à atténuer son caractère licencieux » Elle ne fut pas condamné, contrairement à sa contemporaine la danseuse Adorée Villany dans un procès qui a lieu au même moment (où plusieurs autres actrices sont également condamnées), on peut penser que ce qui a sauvé Mlle Aymos fut l’absence de mouvements. « Elle était nue, certes, mais elle ne bougeait pas et semblait être une statue » selon les attendus.

Le Nu au Théâtre



Pour défendre la liberté d’expression en générale et Germaine en particulier, un livre paraît en 1909 intitulé "Le Nu au théâtre "(4) des docteurs Witkowski et Nass, dont le texte est complété par des photos de Germaine, dont celle qui figure plus haut. Quand on examine bien la page de garde, on s’aperçoit que l’ouvrage est édité, pour compte d’auteur, par un éditeur inconnu dont l’adresse est 29 rue du Rocher à Paris, c’est-à-dire l’adresse personnelle du journaliste Georges Normandy, dont nous avons déjà parlé. 

Voir aussi l’article de Saint-Alban dans la revue Mercure de France du 1er avril 1911, page 13(5), qui prend globalement la même ligne de défense.

l'Ordre de Nichan Iftikhar

René Bérenger et Georges Normandy furent loins d’être les seuls à remarquer la présence sur scène de Germaine Aymos. En 1911 elle fut décorée de l’Ordre du Nichan Iftikhar, l’équivalent Tunisien de notre Légion d’Honneur, de l’époque beylicale. Il lui fut discerné par Naceur Bey, nom francisé de Mohamed el-Naceur Bey, bey de Tunis de la dynastie des Husseinites. Nichan Iftikhar veut dire « Ordre de la Fierté », et il est attribué pour récompenser des services civils et militaires aussi bien aux ressortissants tunisiens qu'étrangers. Il est décerné jusqu'à l'abolition de la monarchie husseinite en 1957. On peut imaginer que Naceur figurait parmi les admirateurs de Germaine lors de ses fréquents séjours à Paris.

Évidemment ce fait divers ne passa pas inaperçu à l’époque, et fit notamment les choux gras de certaines revues qui n’hésitaient pas à faire des jeux de mots assez douteux sur Nichan et nichons, et sur l’impossibilité d’épingler la médaille sur la poitrine d’une danseuse nue.
Parmi elles, la revue « Le Rire- journal humoristique paraissant le samedi » (6) dont je vous laisse apprécier l’humour :

« Je lis dans les journaux cette importante nouvelle : Mlle Germaine Aymos, la charmante danseuse, vient de recevoir la rosette d'officier du « Nichan-lftikhar ». J'aurais mieux compris le « Nichon-Iftikhar » car Mlle Aymos est cette danseuse qui s'est illustrée en créant, au music-hall, le « nu esthétique ». La première, elle renonça au tutu, au maillot, à tous ces inutiles accessoires qui ne rafraîchissent pas quand il fait chaud et qui ne réchauffent pas quand il fait froid.

La belle Aymos jeta donc son maillot aux orties et, devant les foules extasiées, parut simplement vêtue de chichis et d'un collier de perles. Pareille hardiesse méritait bien une décoration tunisienne. Seulement, voilà, comment Mlle Aymos la portera-t-elle?

Un ministre offrait un jour une rosette à la plus jolie de nos poétesses. — Une rosette? dit-elle en montrant ses seins de statue. Mais, monsieur le ministre, j'en ai déjà deux. Le voilà bien, le Nichon-Iftikhar!

Mlle Aymos est donc décorée parce qu'avant de paraître en scène, elle a l'habitude d'enlever sa chemise. Où le mérite va-t-il se nicher (Iftikhar)? ... »

Georges SEGAUT, alias Georges NORMANDY 

Georges Normandy

Le pseudonyme « Normandy » s’explique par l’attachement que ce journaliste voua à son pays natal, le pays de Caux en Normandie où il est le né le 1er janvier 1882, à Fécamp. Son père, Claude Ségaut (1853-1930), lui-même originaire de la Côte-d’Or, est ingénieur pour la Compagnie centrale du gaz Lebon et directeur de l'usine à gaz de Fécamp. Sa mère, Maria Charlotte Jaboeuf, est, elle, parisienne. Ce couple se marie en 1879, à Paris. Georges Charles grandit à Fécamp avec son frère Paul Émile, né 8 ans après lui.

Mais Georges Ségaut, également ingénieur de formation comme son père, préfère le monde des lettres. Il débute dans la vie littéraire par des articles publiés sous le nom de Georges Normandy à La Revue contemporaine, notamment avec Maffeo Charles Poinsot (1872-?). Les deux compères produisent aussi en 1906 un ouvrage érotique, sous le pseudonyme collectif de Paul de Robertski, intitulé « Le Fouet en Pologne et en Autriche-Hongrie (1830-1848) ».

En 1904, il collabore avec José de Bérys et Noré Brunel pour l'adaptation au théâtre de La Maison Philibert, un roman de l'écrivain Jean Lorrain, dont il est l'un des grands amis. En 1907, il devient d'ailleurs légataire testamentaire de celui-ci, mort l'année précédente. Dès lors, Normandy se charge de promouvoir l'œuvre littéraire de son ami disparu. Il écrit un premier ouvrage sur Jean Lorrain, puis fait paraître des inédits et des rééditions de l'écrivain décédé, dont il rédige introductions et préfaces.

Le couple Aymos/Segaut à Eaubonne

Il n’a pas oublié Germaine Aymos dont il a pris la défense en 1908, et qui est restée proche de lui. Il la fait entrer dans la revue L'Esprit français dont il est le directeur, où elle écrit sous le pseudonyme d’Yve Normandy. Ils se marient en juillet 1919 à Paris, dans le 17ème Arrondissement, et le couple s’installe d’abord à Asnières sur Seine, puis à partir de 1924 à Eaubonne, 177 chaussée Jules-César.

Germaine ne danse plus sur scène, mais poursuit une carrière journalistique et littéraire. Outre ses articles pour l’Esprit Français, elle écrit des poèmes, dont certains sont publiés dans la revue « Poésie » en 1922.

Mais sa santé se dégrade : en novembre 1930 elle est transportée en urgence à l’Hôpital Salpêtrière de Paris, où elle décède le 11 novembre. L’Esprit Français 12 novembre 1930, page 221, publie sa nécrologie :

Mme Georges Normandy, née Germaine Aymos, officier du Nichan-Iftikhar, est morte le 11
novembre après une très courte maladie. Précédée d'un service religieux en l'église d'Eaubonne
(S.-et-O.), l'inhumation a eu lieu le 14 novembre, à Paris, au Cimetière des Batignolles, dans le
caveau de famille. Mme Georges Normandy disparaît dans tout l'éclat de sa beauté et de son esprit.

Fine, élégante et bonne, Mme Georges Normandy possédait un original et délicat talent d'écrivain
dont elle ne songea jamais à tirer vanité. Une sélection de ses pages sera publiée, à tirage très restreint, sous le titré : Chrysanthèmes

Voici "Le Vent du Large" reproduit dans la revue « Poésie » numéro de juillet 1922, page 137 :


Il y a du vent sur la mer.
La houle diapré de corolles pâles l'immensité des flots
verts comme un champ de jeune lin.

Je suis venue à l'extrémité d'un roc qui se rue dans
l'eau grondante.

J'ai mis dans mes cheveux les scabieuses que j'osai
voler à la falaise. Et l'ouragan vient les cueillir.

Je ne me suis vêtue que d'une ample tunique pour
qu'il cherche fougueusement et retrouve, sous la soie, la
forme de mon corps.

Je suis pareille, devant cet horizon formidable, à une
victoire grecque, érigée sur la proue d'un grand vaisseau
de guerre, — une victoire vivante aux pieds de laquelle
s'entasse l'offrande éternelle des dentelles et des fleurs
que les rochers et le vent trouvent dans l'onde écumante,
furibonde et domptée.


Selon les éditions successives de l'Annuaire Général des Lettres et les recensements d'Eaubonne de 1931 et 1936, Georges Segaut continue à habiter cette maison avec sa mère et sa belle-mère. Ils ont pour voisins quelques maisons plus loin la famille de l’écrivain Émile Moselly (au numéro 165) et le journaliste, auteur et critique dramatique Paul Lordon (au numéro 145).

Georges Normandy

Durant l'Occupation allemande il retourne vivre à Paris. Il est nommé administrateur provisoire, entre autres, des éditions Fernand Nathan. Pendant la seconde guerre mondiale, Pierre et Fernand Nathan, persécutés par les nazis, tentent dans un premier temps de faire survivre la maison d'édition. Mais très vite les autorités d'occupation s'acharnent sur l'entreprise et lui imposent un administrateur. C'est grâce à un mouvement de solidarité exemplaire au sein de la profession que la maison va survivre à la guerre.

Pour sauvegarder la Maison Nathan, un groupe d'éditeurs parisiens, conduit par André Gillon des Éditions Larousse, conçoit un stratagème exemplaire et courageux : Ce groupe reprend les Éditions Nathan et les administre pendant la période d'occupation. Ils rendront l'entreprise à Fernand et Pierre Nathan le jour de la libération de Paris. Le courage de ce groupe et l'implication totale de chacun des salariés Nathan pendant la guerre ont ainsi permis de sauver la Maison….(selon le texte publié sur le site des Éditions Nathan)(7). Voir aussi Renaud de Rochebrune et Jean-Claude Hazera (1995), Les Patrons sous l'Occupation, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 530.


Georges décède le 2 décembre 1946 à Paris et repose dans la sépulture familiale Ségaut au Cimetière des Batignolles auprès de son épouse.

- Paul MORSE, novembre 2019

Notes

1) rue des Batignolles, rue Lacaille, Ave de Saint-Ouen

2) du 19 mars 1908, page 2

3) 21 juillet 1908, page 4

4) Daragon, éditeur à Paris. Texte complet disponible sur Gallica  

5) tome XC, numéro 331

6) numéro 446 du 19 août 1911, page 4

7) Cliquez ici pour voir ce texte