La Bande à Bonnot finit-elle au Cimetière d'Eaubonne?

Eugène Dieudonné

Eugène Camille DIEUDONNÉ, longtemps soupçonné d’appartenir à la fameuse Bande à Bonnot, est enterré dans le cimetière d’Eaubonne. N’étant pas natif de notre ville, ni même habitant, comment se fait-il que sa tombe se trouve là ?

Retraçons son histoire tumultueuse : Eugène Dieudonné naît à Nancy le 1er mai 1884, fils de Charles Pierre Dieudonné et de Cécile Aubertin. Son père, ouvrier charpentier, meurt quand il a sept ans, laissant sa veuve sans ressources et avec deux enfants à élever, Eugène et sa sœur Adrienne de cinq ans son aînée. Elle n’avait d’autre choix que de mettre Eugène à l’orphelinat Stanislas de Nancy.

La "Bande à Bonnot"

Jules Bonnot

E n 1911, Jules Bonnot rejoint Octave Garnier et d’autres, un groupe d’anarchistes français réuni autour de la revue « Anarchie ». C’est Garnier qui a l’idée d’utiliser une voiture pour s’attaquer à une banque, et leur première tentative fut l’attaque de la Société Générale de la rue Ordener (Paris 18ème) le 21 décembre 1911. Ils utilisent une voiture Delaunay-Belleville pour prendre la fuite, après avoir grièvement blessé un employé au guichet. Selon certains témoins, Dieudonné faisait partie des voleurs.

L’attaque, unique par sa forme et son inspiration anarchiste, remue l’opinion publique et la presse en fait quotidiennement le sujet principal. La traque commence…

Le 24 avril suivant, la police surprend Jules Bonnot chez un receleur qu’ils surveillent. Avant de s’enfuir par les toits, Bonnot tire et tue un policier. Une récompense de 100 000 Francs est proposée pour qui mènerait la police à le capturer. Quatre jours plus tard Bonnot est retrouvé dans un garage à Choisy-le-Roi, sa planque est assiégée avec plus de 500 policiers armés (y compris avec une mitraillette Hotchkiss), des pompiers et même des particuliers venus avec leurs armes personnels.

Le Préfet de Police Louis Lépine fait poser une charge de dynamite sous le garage, et l’explosion démolit la façade du bâtiment. Bonnot continue à tirer jusqu’à ce que Lépine lui loge une balle dans la tête. Mais il ne meurt pas tout de suite. Amené à l’Hôtel-Dieu, il décède quelques heures plus tard.

L e soir du 14 mai, la même recette est appliquée : 300 policiers et gendarmes, secondés par 800 soldats, font le siège d’une maison de Nogent-sur-Marne où se trouvent Garnier et Valet. A nouveau, c’est la dynamite qui parle. Garnier est tué dans l’explosion, Valet grièvement blessé.

Les survivants de la Bande sont amenés devant le Tribunal le 3 février 1913. Si Victor Serge écope de cinq ans pour attaque à main armée, les 6 autres membres de la Bande sont condamnés à mort.

Parmi eux, Étienne Monier et André Soudy refusent de demander la clémence du Tribunal, et sont guillotinés. Les peines des 4 autres, dont Dieudonné, sont commuées en prison à vie. Ils sont déportés en bagne.

Quelle était l’implication de Dieudonné ?

Aujourd’hui il apparaît à peu près certain que Dieudonné fut accusé à tort d’être un membre actif de la Bande à Bonnot, et d’être l’auteur d’un coup de feu qui blessa Caby, le garçon des recettes de la banque. Mais à l’époque la presse se déchaîne contre lui et les autres rescapés, les journalistes vont jusqu’à interviewer sa vieille mère à Nancy…

Lors du procès, et malgré la fragilité des témoignages, Dieudonné est quand même condamné à la peine capitale. Mais au vu des faiblesses de l’accusation, sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité par le Président Raymond Poincaré. Il est envoyé aux Îles du Salut en février 1913, puis au bagne de Cayenne.

Douze années plus tard, retrouvé au Brésil par le journaliste Albert Londres qui lui pose directement la question de sa participation à la Bande à Bonnot, Dieudonné répond : « je n’ai connu la « bande à Bonnot » que par les rumeurs alors que j’étais déjà incarcéré à la Santé. Ceux que j’ai connus, moi, s’appelaient Callemin, Garnier, Bonnot, mais ils n’étaient pas en bande quand je les voyais….c’étaient, à cette époque, de simples mortels qui fréquentaient les milieux anarchistes où l’on me trouvait parfois... » Londres lui demande alors « Que faisiez-vous dans les milieux anarchistes ? », Dieudonné répond, étonné « Nous reconstruisions la société, pardi ! »(1)

Voici le résumé qu’en fait « Le Maitron », nom d'usage d'un ensemble de dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier dirigé par l'historien Jean Maitron puis par son successeur Claude Pennetier. (2)

Soupçonné d’avoir participé à la première action de la bande à Bonnot, le braquage de la Société générale, rue Ordener, à Paris, il fut arrêté le 27 février 1912. L’employé de banque Caby qui avait été grièvement blessé l’avait reconnu sur photos et déclarait qu’il était son agresseur. Dieudonné eut beau nier, on l’inculpa...

Dieudonné comparut le 3 février 1913 avec les rescapés de la bande Bonnot, devant la cour d’assises de la Seine. Octave Garnier, dans une lettre écrite pendant sa cavale, puis Jules Bonnot dans son "testament" rédigé sous la mitraille, avaient affirmé qu’il ne se trouvait pas rue Ordener, mais cela ne fut pas pris en compte par les jurés qui déclarèrent Dieudonné coupable. Il fut condamné à la peine de mort. La sentence prononcée, Callemin, qui venait d’être lui-même condamné à la même peine, déclara être le seul auteur avec Garnier de l’agression contre Caby...

Condamnation au bagne, tentatives d’évasion

Au bagne de Guyane, Dieudonné tenta de s’évader à plusieurs reprises. En 1924, il était assigné à Cayenne au service d’un ancien commandant de l’administration. Le 6 décembre 1926, Dieudonné, qui ne cessa jamais de clamer son innocence, las d’attendre la grâce promise après les campagnes menées en France par Albert Londres, s’évada. Il réunit 5 autres bagnards à Cayenne, chacun mettant ce qu’il pouvait au pot commun. Avec la somme de 3 300 Francs de l’époque ils trouvent un passeur et son pirogue pour les conduire au Brésil. Après douze jours de lutte contre les flots sur une barque qui chavira et s’envasa plusieurs fois, ils parviennent à l’embouchure de l’Orénoque où le groupe se sépare en deux. Si trois rescapés sont repris et renvoyés au bagne, Dieudonné, et Jean-Marie Le Guellec réussissent à gagner Belem au Brésil. Le troisième, est mort dans l’aventure. (3)

L’intervention d’Albert Londres

Albert Londres

En France, le journaliste Albert Londres (1884-1932) (4) mène campagne pour son pardon et son retour en France. Correspondant pour « Le Petit Parisien » il se rend plusieurs fois à Belem et à Rio de Janeiro pour rencontrer Dieudonné. Il intervient auprès des autorités des deux pays pour obtenir sa réhabilitation, et publie régulièrement entre 1923 et 1927 une série d’articles de presse qui détaillent les conditions de survie au bagne, et les efforts de Dieudonné et d’autres pour s’en extraire.

Grâce à ces campagnes, Dieudonné est finalement gracié, et revient en France le 28 octobre 1927 où sa femme Louise et son fils Charles-Pierre (qu’il appelait « Jean ») l’attendent au port de Marseille. Ils ne l’avaient pas vu depuis presque 15 ans.

Curieuse coïncidence : le patron d’Albert Londres, le rédacteur en chef du « Petit Parisien » qui encourage et finance les voyages et enquêtes d’Albert Londres, était Léon Touchard. Celui-ci habitait Eaubonne où il est décédé en 1927, quelques mois à peine avant le retour en France de Dieudonné accompagné par le journaliste. Malheureusement il n’a donc pas pu rencontrer celui qu’il a largement contribué à sauver du bagne et de l’exil.

Retour à la vie civile, faubourg Saint-Antoine puis à Ermont dans le Val d’Oise

Très vite, Dieudonné s’établit alors décorateur fabricant de meubles près de la Bastille où il installe son atelier au numéro 75 de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Ce métier de menuisier est un des grands constants de sa vie, il le pratiquait déjà à Nancy bien avant d’être mêle à l’histoire de la Bande à Bonnot. D’ailleurs, tout au long de sa captivité, de Cayenne à Rio, il travaillait quand il le pouvait comme menuisier ou ébéniste.

En 1930, il publia, aux éditions Gallimard, un témoignage accablant sur la Guyane, « La Vie des Forçats », collection « Les Documents bleus » Gallimard juin 1930 que préfaça Albert Londres. D’autre part, il interpréta son propre rôle dans une pièce de théâtre en trois actes tirée de l’œuvre d’ Albert Londres.

Dieudonné se lia d’amitié avec le fils d’Almeyreda, Jean Vigo, qu’il avait connu enfant. Il réalisa pour lui des meubles dans le style "art nouveau" de Nancy, très prisé avant la grande guerre. Jean Vigo avait l’intention de tourner un film sur son expérience guyanaise, « Évade du bagne », qui aurait été tourné sur place. Dieudonné devait y tenir le rôle principal aux côtés de Gaby Morlaix. Le projet, ne put aboutir à cause de la maladie de Vigo.

Dans un épilogue à l’édition 1930 de « L’homme qui s’évada » (5) Albert Londres retrouve ébéniste avec sa femme et son fils dans son atelier 75 rue du faubourg Saint-Antoine, et lui rend visite. Il y découvre l’ex-bagnard heureux, serein, « embourgeoisé ». Dieudonné explique « Il est plus facile pour un bagnard d’apprendre à vivre en bourgeois qu’à un bourgeois d’apprendre à vivre en bagnard ! »

Sa vie de famille

Eugène Dieudonné avait épousé à Nancy en 1907 Louise Kaiser, elle aussi native de Nancy. Il avait 23 ans, elle 17. De cette union naît un fils, Charles « Pierre » (le même nom que son grand-père paternel) quelques mois après leur mariage. Ils habitent alors 7 Bd de la Pépinière à Nancy jusqu’en 1909, puis partent pour Paris. L’arrestation de Dieudonné en 1913, alors que son fils n’a à peine 5 ans, le prive de père pendant près de 15 ans.

Louise demande le divorce pendant qu’Eugène est au bagne, ce qui lui est accordé le 18 mars 1919. Mais le couple se remet ensemble après la libération de Dieudonné : Ce sont Louise et son fils qui l’attendent sur le quai à Marseille le 28 octobre 1927.

La famille se fait discrète une fois la vie civile retrouvée, Eugène à peu d’activités politiques et, à part quelques tentatives d’écriture et son projet de film, s’efforce de vivre « normalement » et de rattraper le temps perdu à Cayenne, mais Louise s’éloigne de lui au milieu des années 1930.

Vers 1935 Dieudonné déménage à Ermont dans le Val d’Oise, au numéro 103 de la rue de Sannois, près de la gare de Cernay. Il se met en ménage avec Eugénie Frey, veuve d’un « poilu », Sosthène Hamart, mort en 1916 à Verdun. De cette première union elle avait deux filles, Paulette et Arlette, nées respectivement en 1909 et 1912.

Le fils d’Eugène, Charles-Pierre, vit avec eux à Ermont, et finit par se marier avec Arlette en 1940 après avoir divorcé de sa première femme, Marguerite Trésallat, en 1939. Arlette décède en 1954, Charles-Pierre en 1996. Une fille d’Arlette et de Charles-Pierre porte le patronyme de Dieudonné.

Eugène Dieudonné meurt à Ermont le 21 août 1944 à l’âge de 60 ans, quelques jours à peine avant la Libération. Officiellement il est mort à Eaubonne car transporté en urgence à l’hôpital provisoire d’Eaubonne, rue Condorcet. L’hôpital principal (aujourd’hui Centre Hospitalier Simone Veil) était encore aux mains de l’occupant, avant de devenir un hôpital militaire pour les troupes Américaines après la Libération de la ville le 27 août.

Enterrement à Eaubonne

tombe Eugène Dieudonné

Eugène Dieudonné est enterré dans une concession au cimetière d'Eaubonne (Division 12, section 4, tombe 6) achetée par Eugénie Frey, veuve de Sosthène Hamant, qui est enterrée à ses côtés en 1991. La concession trentenaire est régulièrement renouvelée par la fille d’Arlette et de Charles-Pierre Dieudonné. Il y côtoie deux autres anarchistes eaubonnais bien connus: l'ébeniste (comme lui) Joseph Jean-Marie Tortelier, et le journaliste-écrivain Michel Zévaco.

Conclusion

Pour reprendre notre titre « La piste de la Bande à Bonnot mène-t-elle au cimetière d’Eaubonne ? » La réponse est plutôt non : Dieudonné, malgré ses sympathies évidentes pour le mouvement anarchiste et les excès radicaux de quelques-uns de ses membres actifs, n’a vraisemblablement pas « appartenu » à la Bande éponyme, pas plus qu’il n’ait participé à ses actions violentes. Il a cependant payé le prix fort de sa proximité avec la Bande, et a failli y laisser sa tête. Qu’il repose donc en paix au cimetière d’Eaubonne !

- Paul MORSE, février 2020

Notes

(1) Albert Londres, "L'Homme qui s'évada" - éd. Christian Bourgeois, coll. 10/18, page 213

(2) notice biographique dans
"Le Maitron" notice complétée par Rolf Dupuy et Anne Steiner

(3) Le récit de cette évasion est repris par Londres dans son livre (pages 223 à 276)

(4) depuis cette date, un prix établi en son nom récompense chaque année 3 journalistes francophones de la presse écrite, de la presse audiovisuelle et de l’édition.

(5) Albert Londres, op cit, pages 310 à 315


A lire également, en plus du livre d’Albert Londres sus-mentionné :

- Bande dessinée « Forçats », volume 2, Le prix de la Liberté, éditions Les Arènes 2017. Cette BD reprend par moment le récit de Dieudonné tel que rapporté par Londres, et met en images le journaliste et ses efforts pour faire fermer le bagne et pour réhabiliter Dieudonné. Les auteurs, Pat Perna et Fabien Bedouel, prennent parfois quelques libertés avec les faits, mais le contenu est globalement conforme au témoignage de Dieudonné.

- Philippe Blandin, « Eugène Dieudonné » aux Éditions du Monde libertaire, collection « Graine d’Ananar » 2001.

- Eugène Dieudonné, « La Vie des forçats », Les Documents bleus, Gallimard juin 1930 (que préfaça Albert Londres).

- Bernard Thomas, « La Belle Époque de la Bande à Bonnot », éd. Fayard (1989)